Vie professionnelle

Interview de Laurie Emelin, experte en ressources humaines

« Pour recruter des jeunes en agriculture, il faut d’abord les comprendre »

Publié le 16/05/2024 | par Nicolas Bernard

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Laurie Emelin : « Le regard de l’ancienne génération sur la nouvelle doit évoluer, et l’inverse est vrai également. »

Comment intéresser et engager les jeunes générations dans les métiers de l’agriculture et les services de remplacement ? Laurie Emelin, experte en ressources humaines, livre quelques clés précieuses aux recruteurs et chefs d’entreprise désireux de trouver une main-d’œuvre compétente, motivée et engagée.


De nombreux chefs d’entreprise, agricoles ou non, expriment des difficultés à recruter des jeunes qui soient à la fois motivés, compétents, et avec l’envie de s’investir durablement dans une entreprise. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes aux exploitations agricoles et aux services de remplacement. Qu’en est-il réellement ? La nouvelle génération est-elle finalement si différente des précédentes ?

Laurie Emelin (LE) : « Je ne pense pas que ce soit les jeunes qui changent, mais plutôt leur relation avec le monde du travail. Et pour comprendre cela, il faut appréhender le monde dans lequel ils évoluent et leurs préoccupations. »

 

C’est-à-dire ?

LE : « C’est une génération qui a connu des attaques terroristes, la crise climatique, le Covid, l’instabilité du marché du travail… Tout cela impacte leurs choix et leur implication quant au travail. Les leviers de motivation ne sont plus les mêmes que pour ceux de la génération d’avant. Pour eux, la peur du lendemain est différente. Ils sont plutôt dans l’état d’esprit de profiter de l’instant à fond car ils ne savent pas de quoi l’avenir sera fait. Forcément, ces jeunes vont avoir une implication qui va être différente, que ce soit dans leur relation avec leur manager ou avec le monde du travail, la structure en tant que telle. »

 

Peut-on dire que c’est une génération plus égocentrée que les précédentes ?

LE : « Ce n’est pas le terme que j’emploierais. Je pense que c’est plutôt une génération qui sait s’écouter. Cela marque une rupture avec celle de leurs parents qui ne s’écoutaient pas, ou très peu. Aujourd’hui, les jeunes n’ont pas de problème à poser un congé maladie quand ils ne vont pas trop bien. Avant, si on n’était pas vraiment cloué au lit, on allait au travail. Ce n’est donc pas une génération plus fragile ou plus fatiguée, mais elle cherche d’abord à prendre soin d’elle. Et ceci peut entraîner une espèce de confrontation avec les générations antérieures si on ne le comprend pas. Après, il ne faut pas non plus mettre tous les jeunes dans une même case. Il y en a aussi qui ne poseront jamais d’arrêt maladie si cela n’est pas vraiment nécessaire. Il faut éviter les stéréotypes. Il y a, et il y a toujours eu des abus, quelles que soient les générations. »

 

Sachant tout cela, comment faut-il s’y prendre pour attirer des jeunes aux différents services de remplacement en agriculture qui existent en France ?

LE : « Il faut valoriser le métier et mettre en avant ses avantages et ses bénéfices. Cela peut être le fait de pouvoir travailler dans différentes structures, et de rencontrer énormément de personnes différentes. J’ai récemment rencontré des jeunes qui me disaient que le service de remplacement était pour eux un bon moyen pour construire leur projet professionnel. À 18 ou 19 ans, on ne sait pas forcément vers quel type d’agriculture ou de façon de travailler on souhaite se tourner. Le service de remplacement permet de structurer ses idées. Rien que cela, c’est intéressant pour le jeune. Ensuite, il ne faut pas hésiter à rappeler à quel point les métiers de l’agriculture sont au service de l’humain et de l’environnement. Pour une grosse partie de cette jeune génération qui est ultra-engagée, ce sont des arguments de poids. Après, il faut aussi être très transparent sur les contraintes du métier. Le message doit être le plus clair et le plus complet possible. »

 

Il faut donc bien travailler sa communication…

LE : « Tout à fait. Aujourd’hui, cela passe par des canaux différents que ceux utilisés par les générations précédentes, par exemple TikTok. Ensuite, il y a la manière de communiquer : il faut raconter de belles histoires en interrogeant les personnes qui travaillent déjà en agriculture et dans les services de remplacement. Ce sont finalement eux qui peuvent le mieux vendre le métier aux plus jeunes. Il faut aussi faire parler les employeurs, leur demander pourquoi ils font appel au service de remplacement et qu’est-ce que cela leur apporte. Bref, montrer du concret. »

 

Quel (s) autre (s) conseils donneriez-vous à un employeur ou un organisme agricole qui souhaiterait embaucher de jeunes salariés ?

LE : « Il faut accepter de changer son regard sur la nouvelle génération. Il y a de nombreux jeunes qui ont envie d’apprendre et de découvrir, et qui ont envie de s’impliquer dans leur métier. C’est juste qu’aujourd’hui, les possibilités professionnelles sont nombreuses. Sachant cela, il faut plutôt voir ces jeunes comme une opportunité. Une personne de 20 ou 25 ans qui a déjà travaillé dans trois ou quatre autres structures aura des choses à nous apprendre.

Ensuite, il est indispensable pour un employeur de bien identifier ses besoins et les compétences attendues avant de lancer une procédure de recrutement. On ne peut pas demander à un jeune de 20 ans d’avoir les mêmes compétences qu’une personne de 40 ans. Dans ce cas, il faut accepter d’être à ses côtés pour le former, et surtout faire en sorte de bien l’intégrer. Si vous recrutez un jeune très motivé, mais qu’il n’y a pas de suivi derrière, il ira voir ailleurs. »



Tout cela demande un certain temps…

LE : « Oui c’est vrai, mais c’est indispensable de le prendre. Un jeune bien formé et considéré aura plus tendance à vouloir rester dans l’entreprise. Sur le long terme, ça nous facilite la vie. »

 

Et si malgré tout, le jeune décide d’aller voir ailleurs ?

LE : « Alors il faut avoir le courage de lui demander ce qui a fonctionné mais aussi ce qui n’a pas fonctionné, lui demander ce qu’on aurait pu améliorer. Si la question n’est jamais posée, on risque de répéter les mêmes erreurs de nombreuses fois. Nous sommes face à une génération très franche qui dit ce qu’elle pense. Pourquoi ? Parce que, dès son plus jeune âge, on lui a demandé son avis sur tout. Cette franchise peut paraître déstabilisante quand on n’a pas l’habitude, mais au final, cela peut améliorer les process en interne. »



Vous préconisez une ouverture d’esprit et une potentielle remise en question des employeurs. Mais qu’en est-il des jeunes ? N’ont-ils pas, eux aussi, des efforts à fournir pour intégrer une entreprise agricole ou un service de remplacement ?

LE : « Bien sûr. Si un jeune juge une personne de la génération X, c’est-à-dire les personnes nées entre 1965 et 1979, sans essayer de comprendre de quel monde elle vient et quel est son système de valeurs, cela ne va pas non plus. L’écoute, la compréhension de l’autre génération, et l’ouverture d’esprit, cela va dans les deux sens. Le regard de l’ancienne génération sur la nouvelle doit évoluer, et l’inverse est vrai également. Ce choc intergénérationnel a toujours existé, mais c’est loin d’être une fatalité, bien au contraire. »

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