Tribune contre le R-pass
Quels impacts le R-Pass pourrait avoir sur les filières agricoles alsaciennes ?
Tribune contre le R-pass
Publié le 22/02/2024
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Dans notre édition du 16 février, la branche agricole du Collectif pour la compétitivité de l’économie alsacienne (CCEA) signait une tribune contre la mise en place du R-Pass. Cette taxe sur le transport routier de marchandises doit être mise en place en 2025 par la Collectivité européenne d’Alsace. Elle impactera fortement les filières alsaciennes, leurs activités, leurs résultats et donc leurs capacités à rémunérer et à se développer. Leurs représentants témoignent.
À lire dans cet article :
- Michel Debes, président d’Alsace Lait : « Nous serons taxés plusieurs fois »
- Marc Moser, président du Comptoir agricole : Les agriculteurs seront les payeurs
- Ervin Szokola, directeur de la sucrerie d’Erstein de Cristal Union : Un frein aux investissements et à la rémunération
- Pascal Obstetar, directeur de Cosylval : Une perte de compétitivité manifeste pour le bois alsacien
- Pierre-Luc Tischmacher, référent R-Pass de la FDSEA et des JA du Haut-Rhin : Une contradiction avec les politiques passées
- Denis Digel, président de la coopérative des maraîchers réunis de Sélestat : « Ils ne taxent pas là où ils devraient le faire »
- Mariane Flamary, déléguée générale de l’USIPA : « Cette taxe va pénaliser l’économie alsacienne »
- Christophe Botté, directeur d’Alliance Alsace : « Un vrai scandale ! »
Michel Debes, président d’Alsace Lait : « Nous serons taxés plusieurs fois »
« Concernant la filière lait, nous serons touchés plusieurs fois. Nous serons taxés sur le transport des aliments, des animaux et du lait. L’agriculture, en général, sera beaucoup plus touchée que d’autres milieux. Dans nos camions sont transportés des produits à faible valeur ajoutée, le plus souvent, contrairement aux camions étrangers qui transportent des produits manufacturés.
Si l’Alsace met en place ce qui a été refusé au niveau national, cela va créer de la concurrence entre les productions alsaciennes et les autres productions françaises. Cette taxe devrait être nationale. Nous comprenons pourquoi la position de la CEA est délicate - elle est responsable financièrement de la maintenance des routes - mais nous ne voulons pas en faire les frais.
Une action concrète en réflexion
Il avait été question que le premier transport de matières premières agricoles ne soit pas pris en compte mais le lait ne circule pas en tracteur… Alors, sera-t-il taxé ? Il y a beaucoup de flou. Même les enquêteurs qui entendent les professionnels ne savent pas exactement ce que sera cette taxe. Nous ne savons ni quelles routes seront concernées, ni quel taux sera appliqué !
Les 180 millions de litres de lait qui entreront dans la laiterie en ressortiront… Nous estimons que le R-Pass coûtera + 0,5 €/l de lait. La logique voudrait que ce soit répercuté mais les centrales d’achat ne le prendront pas en compte. Idem pour les consommateurs. Encore une fois, une charge supplémentaire pèsera sur le prix du lait payé aux éleveurs.
Nous essayons donc, avec le monde du transport, de nous faire entendre. Mais nous sommes frustrés car les élus de la CEA disent que la taxe sera mise en place, quels que soient les résultats de l’enquête. Nous réfléchissons donc à passer à la vitesse supérieure. Une action concrète est en cours de réflexion. »
Marc Moser, président du Comptoir agricole : Les agriculteurs seront les payeurs
Le groupe Comptoir agricole collecte bon an mal an 800 000 t de céréales, qui transitent essentiellement par camions des silos de collecte aux silos portuaires, et vers les clients, notamment les amidonniers. La coopérative commande et redistribue aussi quelque 60 000 t d’engrais et autres intrants, et 100 000 t d’aliment destiné aux animaux élevés dans le département. Autant de marchandises qui arrivent dans les fermes par la route. « D’après nos premières estimations, la taxe R-pass va représenter un surcoût pour le groupe de 400 000 € pour le scenario le plus optimiste, voire de 600 000 € pour le plus pessimiste », partage Marc Moser, président du Comptoir agricole.
Des filières impactées en amont et en aval
« Une bonne partie de nos concurrents sur le marché des céréales livrent leurs clients par bateaux et ne seront donc pas ou moins concernés par cette taxe qui va pénaliser les acteurs locaux que nous sommes. En effet, certaines filières seront impactées en amont et en aval », pointe Marc Moser. Les éleveurs, par exemple, vont payer pour le transport de la pulpe de betterave, pour celui de l’aliment, pour le transport des animaux à l’abattoir… Il y aura encore des taxes lors de la transformation et de la distribution, si bien qu’une denrée produite et transformée en Alsace sera davantage taxée qu’un produit en provenance d’une région limitrophe. Et, comme les clients du groupe n’auront ni la bonté, ni l’altruisme de prendre en charge ne serait-ce qu’une partie du surcoût sur la matière première engendré par la taxe, « c’est sur les producteurs qu’il sera répercuté », dénonce Marc Moser.
Ce surcoût s’ajoutera à celui engendré par la Zone à faible émission (ZFE) mise en place par l’Eurométropole de Strasbourg (EMS). Quelque 200 000 t de céréales sont collectées et stockées dans son périmètre, indique Marc Moser. Quelle que soit la stratégie choisie (changer les camions, se faire taxer ou faire des détours), la ZFE engendre un surcoût, donc une distorsion de concurrence pour le Comptoir agricole par rapport à ses concurrents.
Ervin Szokola, directeur de la sucrerie d’Erstein de Cristal Union : Un frein aux investissements et à la rémunération
La sucrerie d’Erstein, qui transforme les betteraves alsaciennes, a fait ses comptes : « La taxe R-Pass va nous coûter 1 €/t de betteraves transportées. Comme nous transportons 500 000 t de betteraves, ça fait autant d’euros », partage Ervin Szokola, directeur de la sucrerie d’Erstein. Les betteraves seront taxées plusieurs fois : lors de leur transport des champs vers la sucrerie, lors de l’expédition du sucre et de la pulpe… Au final, une somme non négligeable, qui vient renchérir le coût de transport de la matière première, donc le coût de production.
« Un coup de massue sur la tête »
Cette taxe pourra-t-elle être répercutée sur l’aval de la filière ? « Tout dépendra des négociations, indique Ervin Szokola. Si les circonstances sont favorables, nous ferons en sorte de conserver notre marge, car c’est grâce à ça que nous pouvons investir dans le site de production, pour qu’il soit compétitif et qu’il réponde au mieux aux exigences sociétales et environnementales que ce soit en matière de consommation d’eau, de bilan carbone… C’est aussi grâce à ça que nous pouvons rémunérer les producteurs. » Mais si les conditions de marché ne sont pas favorables, ces 1 €/t de betterave en plus agiront comme ce qu’elles sont : « un coup de massue sur la tête qui va freiner nos investissements, et pénaliser la rémunération des planteurs ». Le directeur de la sucrerie d’Erstein conclut : « Certaines activités peuvent être délocalisées, pour échapper à des taxes. Pas une sucrerie. Ces outils de transformation doivent se situer au plus près du lieu de production de la matière première pour être rentables. »
Pascal Obstetar, directeur de Cosylval : Une perte de compétitivité manifeste pour le bois alsacien
« Si le R-Pass voit le jour en Alsace, cela représenterait un surcoût de 30 000 euros pour tous les transporteurs de bois qui travaillent avec la coopérative Cosylval. En fin de compte, tous nos adhérents seraient impactés. Les propriétaires forestiers en premier lieu qui se retrouveraient à payer l’augmentation des frais de transport inhérente à ce R-Pass. Nous perdrons également en compétitivité par rapport aux sylviculteurs des régions adjacentes, en France ou en Allemagne, qui ne seront pas soumis à cette taxe.
Aujourd’hui, nous livrons 80 % de notre bois en Alsace, et le reste dans les pays et régions limitrophes. Non seulement, nous serions moins compétitifs que le bois venant d’ailleurs sur le marché alsacien, mais nous le serions également sur nos marchés externes, où les producteurs de bois présents sur place ne seraient pas impactés par cette nouvelle taxe. C’est clairement une nouvelle distorsion de concurrence intra-française et intra-européenne qui se mettrait en place. Un bois alsacien livré à une scierie alsacienne deviendrait ainsi plus cher qu’un bois allemand. Nous pourrions tabler sur une hausse de 15 % du prix du mètre cube de bois par rapport à aujourd’hui.
Au vu de tous ces éléments, Cosylval demande purement et simplement l’annulation de ce projet R-Pass. Nous ne voulons pas d’une compensation, dont je me demande vraiment comment elle pourrait être mise en place. Alors je ne pense pas non plus que notre filière pourrait péricliter à cause de cette nouvelle écotaxe, mais il est certain que nous serons très impactés localement. »
Pierre-Luc Tischmacher, référent R-Pass de la FDSEA et des JA du Haut-Rhin : Une contradiction avec les politiques passées
Agriculteur, Pierre-Luc Tischmacher est très inquiet pour son exploitation. Il travaille en polyculture élevage. « Cela me coûterait 1 700 euros annuels rien que pour la vente de mes produits », estime Pierre-Luc Tischmacher. L’exploitant utilise beaucoup les camions pour livrer ses produits que ce soit maïs, blé, colza ainsi que des betteraves. « Tout est fait en camion, du champ jusqu’au silo portuaire » explique-t-il. Le surplus de taxe est un ras-le-bol récurrent pour l’agriculteur.
Le R-Pass met en péril les circuits courts alsaciens
Pour lui, c’est aussi une énorme contradiction avec ce qui a été annoncé il y a 25 ans : « Les politiques alsaciennes ont insisté sur la place géographique de l’Alsace en Europe pour dynamiser la transformation locale dont l’agriculture ou l’agroalimentaire sont des acteurs importants. » Toute une économie s’est mise en place comme les circuits courts pour favoriser les livraisons à travers l’Alsace. Cependant ces derniers seront très impactés par le R-Pass. « Un circuit court Mulhouse-Strasbourg sera proportionnellement plus taxé et donc pénalisé sur son trajet qu’un circuit long Lyon-Strasbourg, par exemple », souligne Pierre-Luc Tischmacher. Selon lui, c’est une « taxe sur les efforts qui ont été faits il y a 25 ans » et il ne peut pas l’accepter. « Cette taxe va aussi avoir une répercussion pour les consommateurs, car les 1 700 euros, il va bien falloir que je les récupère quelque part. Tout le monde sera perdant si le R-Pass se confirme en Alsace », conclut Pierre-Luc Tischmacher. L’exploitant s’inquiète de ce frein pour le savoir-faire et le marché agricole alsacien.
Denis Digel, président de la coopérative des maraîchers réunis de Sélestat : « Ils ne taxent pas là où ils devraient le faire »
La ville de Sélestat a une situation géographique stratégique qui lui permet d’être au cœur du système économique alsacien, sur les axes nord-sud et est-ouest qui traversent le territoire. Un avantage qui finalement pénalisera les acteurs économiques de la ville. C’est notamment le constat de Denis Digel, maraîcher et représentant des maraîchers de Sélestat. « La coopérative devrait payer 34 000 euros annuels pour cette taxe. Nous n’avons simplement pas les moyens. »
Un projet pas assumé jusqu’au bout
Le porte-parole des maraîchers alerte également sur une inégalité envers les différentes portes d’entrée : « Certaines entrées majeures du territoire alsacien ne sont pas concernées par cette taxe, c’est le cas notamment du pont Pflimlin situé au-dessus de Strasbourg. » Pour lui, le projet n’est pas mené à son terme : « Il a une inégalité entre les axes routiers, ainsi que les marchands. Certains utilisent des camions, d’autres non », souligne-t-il. « Ce sont ces camions qui permettent de nourrir les populations, s’ils sont taxés et qu’on ne les utilise plus ou moins, qui va nourrir les gens ? » Une question qui invite à beaucoup d’interrogations pour la coopérative des maraîchers de Sélestat. Le R-Pass a des répercussions à la fois économiques, sociales et morales. Pour un producteur, la mise en place de cette taxe le contraindra à trouver une alternative pour récupérer l’argent « perdu » sur ses livraisons. Pour Denis Digel, le constat est amer : « Évidemment, ils taxent. Mais ils ne taxent pas là où ils devraient le faire. »
Mariane Flamary, déléguée générale de l’USIPA : « Cette taxe va pénaliser l’économie alsacienne »
L’USIPA (union des syndicats des industries des produits amylacés) fédère et représente les industriels qui produisent amidons et produits dérivés. Maillon essentiel entre producteurs agricoles et transformateurs, l’industrie amidonnière sépare et valorise tous les composés des végétaux : blé, maïs, pommes de terre féculières, pois. « Il existe dix sites amidonniers et quatre entreprises en France dont Roquette à Beinheim et Tereos à Marckolsheim. En volume, ces deux sites de production travaillent annuellement 1,5 million de tonnes de matières premières de céréales alsaciennes et représentent plusieurs centaines d’emplois directs. Ce sont ainsi 50 000 camions qui entrent et qui sortent chaque année des deux usines alsaciennes. Cette taxe va générer inflation supplémentaire, distorsion de concurrence avec nos voisins et une vraie perte de compétitivité », s’agace Mariane Flamary, déléguée générale de l’USIPA. Cette nouvelle taxe représente un risque de perte de compétitivité et d’isolement de plusieurs vallées alsaciennes dénonce-t-elle.
« C’est le consommateur qui va payer le R-Pass »
Ces dernières mois, les échanges se sont multipliés avec la CEA. Mais le malentendu persiste. « On nous explique qu’il y a un problème de congestion du trafic et que la population souhaite cette taxe. Mais Lui a-t-on dit que cette taxe va encore alourdir le coût de son panier de consommateur ? Et qu’elle aura un impact dérisoire sur le trafic en Alsace ? A la fin, c’est bien le consommateur alsacien qui va payer la facture ! La CEA nous consulte beaucoup mais nous écoute peu. Le territoire alsacien est ; et c’est heureux, dynamique économiquement. La population alsacienne a la particularité de consommer quatre fois plus localement que dans le reste des régions françaises. D’où la densité des camions dans la région. Il faut préserver cette vitalité économique et pas imposer une taxation complémentaire. Nous représentons un modèle vertueux qui amène de la valeur et transforme de la valeur localement », ajoute Mariane Flamary.
Christophe Botté, directeur d’Alliance Alsace : « Un vrai scandale ! »
« … Et c’est un euphémisme ! », poursuit Christophe Botté, directeur d’Alliance Alsace, troisième opérateur en vins d’Alsace qui réunit les Cave Dagobert à Traenheim et de Turckheim.
« Nous allons être impactés en amont et en aval, c’est-à-dire au niveau de la production, et au niveau de nos expéditions de vins », explique le directeur. Une double peine en quelque sorte pour Alliance Alsace qui s’approvisionne localement en raisins, en vins et en matières sèches (cartons, bouteilles) et qui a aussi misé sur les expéditions ventes locales de vins et crémants. « On a chiffré l’impact de cette taxe à plus de 500 000 € a minima, une vraie catastrophe ! » De plus Christophe Botté fait observer que cette taxe pénalise finalement l’économie locale, bien plus que le libre-échange. D’ailleurs, soulève-t-il, 17 % seulement du trafic est du transit. « Ce qui va à l’encontre des discours en faveur de l’économie locale et circulaire ».
Au final, poursuit-il, « ces 500 000 € seront répercutés sur le fournisseur et sur le consommateur, et donc c’est l’économie alsacienne et le consommateur alsacien qui seront impactés ». Christophe Botté dénonce aussi le coût la gestion de cette taxe qui est de 40 % : « Prévue pour 2025, nous sommes mobilisés pour qu’elle ne soit pas instaurée. »
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